ACTUALITE JURIDIQUE – Secteur de l’électroménager : Restrictions de concurrence par le jeu de prix imposés

Secteur de l’électroménager : Restrictions de concurrence par le jeu de prix imposé
Par Virginie Coursière-Pluntz, avocat associé, avec la participation de Dylan Mendonca-Cormier, juriste
À la clôture de l’année 2024, l’agenda de l’Autorité de la concurrence (ADLC) aura été marqué par la sanction de dix fabricants de produits électroménagers et des deux principaux distributeurs de ces produits, Darty et Boulanger, à hauteur de 611 millions d’euros (Décision n° 24-D-11 du 19 décembre 2024). Il leur est reproché d’avoir pris part, entre 2007 et 2014, à des pratiques illégales de fixation des prix de revente aux consommateurs.
Ce n’est pas la première fois que ce secteur est sanctionné par l’ADLC. En 2018, l’ADLC avait déjà sanctionné six des principaux fournisseurs de produits électroménagers à hauteur de 189 millions d’euros en raison de concertations sur des augmentations de prix (Communiqué de presse, L’Autorité sanctionne six fabricants d’électroménager, parmi les plus importants du secteur, à hauteur de 189 M€ pour s’être, notamment, concertés sur des hausses de prix ; Décision 18-D-24 du 05 décembre 2018 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits électroménagers).
L’affaire de 2024 permet à l’ADLC de rappeler certaines règles fondamentales pour des relations pro-concurrentielles non pas seulement entre concurrents, mais également au sein de la chaîne de distribution.
La pratique des prix imposés consiste, pour le fournisseur, à imposer un prix fixe ou minimal de revente à ses distributeurs. Il s’agit d’une pratique illicite en toute hypothèse ou presque (cas des prix de lancement des nouveaux produits). En revanche, imposer un prix maximal ou conseiller un prix de revente est en principe licite. Sauf à ce que des pressions ne soient exercées ou des incitations offertes par le fournisseur pour que ce prix maximal ou conseillé soit appliqué, car alors il serait requalifié de prix fixe illicite.
Pour qu’une pratique de prix imposés soit sanctionnable en tant qu’entente illicite sur les prix entre fournisseurs et distributeurs, l’ADLC doit démontrer un accord de volontés entre les parties et une restriction de concurrence.
L’identification d’un accord de volontés pour appliquer un prix de revente
Un tel accord de volontés sera facilement identifiable lorsqu’il est explicite, en ce qu’il résulte d’un engagement contractuel ou lorsqu’il émane de notes internes ou de déclarations (Décision n° 24-D-11, point 579). Des preuves littérales associées à des éléments comportementaux suffisent à caractériser un acquiescement du distributeur à respecter un prix de revente communiqué par le fournisseur (point 584).
En l’absence d’accord explicite, l’ADLC cherche à identifier un accord tacite entre le fabricant et le distributeur : l’incitation par le fournisseur à pratiquer des prix de revente déterminés par lui, corrélée à l’acquiescement du distributeur, traduit ainsi un accord de volontés tacite en vue d’appliquer des prix imposés (point 582).
Il s’agira généralement de prouver l’invitation du fournisseur par la diffusion des prix de revente « conseillés » au distributeur et la présence de mesures visant à faire respecter ces prix, puis de relever l’acquiescement du distributeur en démontrant l’application significative de ceux-ci (méthode du « faisceau à trois branches » : communication de prix de revente, mise en œuvre d’une police des prix et application significative des prix communiqués).
L’acquiescement du distributeur peut ainsi être retenu lorsqu’il suit les prix « conseillés » et, même s’il les conteste, lorsqu’il n’en pratique pas d’autres de sa propre initiative (point 583). Ce standard de preuve, qui facilite grandement la caractérisation d’un accord de volontés, peut être satisfait par l’observation de l’application effective des prix « conseillés ».
L’affaire présentée l’illustre parfaitement. Afin de limiter la concurrence entre les revendeurs des produits de leurs marques respectives, les fabricants ont diffusé des prix « conseillés » dont le respect était assuré par des outils de surveillance, des mesures de rétorsion et parfois même l’utilisation d’un langage codé. L’ADLC a estimé que les distributeurs, en acceptant ces prix mais aussi en demandant aux fournisseurs de les leur indiquer, avaient acquiescé à la pratique illicite d’imposition de prix de revente.
L’ADLC a relevé que ces prix prétendument « conseillés », qu’elle qualifie d’imposés, couplés à la mise en place de réseaux de distribution sélective imposant la revente en magasin (ou interdisant la vente en ligne de certains produits), visaient à réduire la pression concurrentielle croissante entre ventes en ligne et en magasin.
Indépendamment des demandes des fournisseurs, l’implication de Darty et de Boulanger dans la police des prix a été sévèrement sanctionnée (points 660 et 1055). Selon l’Autorité, ces distributeurs ont non seulement appliqué les prix imposés, mais ils ont également exigé un parallélisme de prix de la part de leurs concurrents afin de se prémunir de la concurrence exercée par l’offre de prix de revente inférieurs en ligne. La décision relève que, dans cet objectif, Darty et Boulanger ont exercé un véritable contrôle de l’application de ces prix « conseillés » par les autres distributeurs et ont dénoncé leur non-respect aux fabricants, afin que ceux-ci interviennent auprès des distributeurs identifiés ou accordent à Darty et Boulanger des « compensations de marge » (des prix d’achat plus bas pour maintenir leur niveau de marge).
L’identification d’une restriction de concurrence
En raison de la nocivité intrinsèque de l’imposition d’un prix de revente qui ne permet pas au consommateur de faire jouer la concurrence pour se procurer les produits au meilleur prix, la pratique de prix imposés est considérée une restriction de concurrence par objet (point 596). Cela signifie qu’il n’est pas nécessaire pour l’ADLC de prouver que les prix imposés auront/ont eu un effet anticoncurrentiel sur les marchés concernés pour sanctionner la pratique. Il s’agit également d’une restriction de concurrence « caractérisée » au sens du règlement européen n°2022/720 relatif aux restrictions verticales de concurrence, qui permet à la plupart des accords de distribution d’échapper à la prohibition des ententes anticoncurrentielles : le fait de contenir une pratique de prix imposés empêche qu’un accord de distribution bénéficie de l’exemption de ce règlement.
La Commission européenne indique dans ses lignes directrices quatre situations dans lesquelles des effets pro-concurrentiels pourraient être constatés malgré des prix imposés : une période de lancement d’un nouveau produit, une campagne de prix bas coordonnée de courte durée dans un réseau de distribution, le fait d’empêcher un distributeur d’utiliser un produit comme produit d’appel, et la distribution de produits complexes (Lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales, point 197). Ces exceptions sont d’application stricte et ne peuvent être mises en œuvre sans un examen juridique préalable.